Conseillers culturels ou censeurs littéraires ? La montée en puissance des « lecteurs de sensibilité » en question

De plus en plus systématisé chez les éditeurs anglo-saxons, l’utilisation de « lecteurs de sensibilité » n’a pas encore pris racine en France dans les mêmes proportions. FRED TANNEAU, AFP
D’abord confinée au monde des livres pour enfants, la fièvre des « critiques en sensibilité » s’est propagée au monde anglo-saxon de l’édition. Alors que les auteurs vivants sont divisés sur leur rôle, les écrivains décédés comme Roald Dahl et Ian Fleming ne sont pas épargnés non plus.
Des relecteurs en coulisses dont le travail et les recommandations donnent parfois lieu à des débats houleux. Présent depuis plusieurs années déjà dans le monde littéraire anglo-saxon, le « lecteurs de sensibilité » pointer les incohérences culturelles, les stéréotypes inappropriés et débusquer, dans les manuscrits qui leur sont confiés, les moindres passages susceptibles de heurter les sensibilités contemporaines. Revendiqués par certains auteurs quand d’autres, soucieux d’être dans l’air du temps, jugent leur travail bienvenu, ces relecteurs d’un genre nouveau sont longtemps restés confinés à la littérature jeunesse. Ce n’est plus le cas.
La profession a de nouveau fait parler d’elle à l’occasion de la sortie des éditions revues et corrigées des livres de Roald Dahl (Charlie et la chocolaterie ) et Ian Fleming (James Bond ). La prose de ces deux auteurs du milieu du XXe sièclee siècle a été modifié pour être plus adapté aux sensibilités actuelles. Avec Roald Dahl, par exemple, les personnages ne sont plus « graisse » Ou « fou » ; tandis que chez Ian Fleming, les changements concernent la description jugée raciste des personnages noirs. Les accusations de censure ont aussitôt éclaté chez ceux qui disent craindre une littérature aseptisée, édulcorant le passé comme le présent.
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quête d’authenticité
Qui sont ils « lecteurs de sensibilité » ? Essentiellement des pigistes, souvent (peu) payés au mot ou au nombre de pages par des écrivains ou des éditeurs soucieux de l’exactitude des descriptions dans leurs textes. Ou, les détracteurs de la pratique l’accusent, d’éviter à tout prix les conséquences désastreuses d’une éventuelle tempête sur les réseaux sociaux en cas de faux pas. Les relecteurs ont différentes spécialités selon leurs origines, leur religion ou leur expérience : « enfant d’immigrés », « bisexuel », « autistique », « porteuse du hijab », « sourd », « spécialiste des cultures chinoise et hongkongaise ».
«Je ne crois pas que nos détracteurs comprennent le processus», s’est défendu auprès de l’AFP Patrice Williams Marques, « lecteur de sensibilitébasé à Los Angeles. « Si vous écrivez sur une population ou une communauté que vous ne connaissez pas bien et que vous voulez qu’elle soit authentique, alors vous cherchez un lecteur de sensibilité qui fait partie de cette communauté et vous lui demandez son avis ». Lola Isabel Gonzalez, une autre correctrice également basée à Los Angeles, ajoute : «Je signale toujours aux auteurs qu’ils ne sont pas obligés d’accepter les changements que je propose« .
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Si elle juge que« il y a de bonnes raisons de réglementer la lecture des enfants », l’enseignante et auteure britannique Kate Clanchy est beaucoup plus circonspecte lorsqu’il s’agit d’adultes. Ces derniers « sont capables de poser un livre si cela les dérange »soutenait l’an dernier celui dont les mémoires ont fait l’objet de «lecteurs» après leur publication, car ils sont accusés d’être racistes et validistes – c’est-à-dire discriminatoires envers les personnes handicapées.
L’anxiété constante de blesser les sentiments des autres inhibe la spontanéité et étouffe la créativité.
Lionel Shriver, écrivain américain
Pour l’écrivain américain Lionel Shriver (Nous devons parler de Kevin), l’une des critiques les plus virulentes à leur encontre, les relecteurs ne sont ni plus ni moins « la police de la sensibilité ». Or « l’angoisse constante de blesser les sentiments des autres inhibe la spontanéité et étouffe la créativité » littéraire, elle a fustigé dans le Gardien en 2017. Éditeurs « faire du bon boulot, essayer de ruiner nos livres et notre plaisir en tant que lecteurs », grinçait-elle encore le mois dernier sur la chaîne britannique ultraconservatrice GB News. En France, pays très réfractaire à ce type de relecture, l’essayiste Raphaël Enthoven a dénoncé en 2020 ces «censeurs modernescomme étant « l’avant-garde de la peste identitaire ».
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Effet de génération
Mais au nom de l’authenticité et de l’antiracisme, les écrivains sont favorables à ces relecteurs. C’est le cas de l’Américaine Adele Holmes, qui a pris l’initiative de faire appel à Patrice Williams Marks pour son premier livre (Le bilan de l’hiver, 2022). Cette dernière a identifié, explique-t-elle à l’AFP, « points relatifs au privilège blanc et au rôle du sauveur blanc ». Et plus prosaïquement, pour le personnage d’une femme noire décrite comme ayant des cheveux « soyeux »elle lui a suggéré d’utiliser le mot à la place « frisé » coller à la réalité.
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Adele Holmes pense que le correcteur l’a « beaucoup aidé ». Quant aux critiques, elle dit qu’elle pense qu’elles viennent de gens qui se sentent « menacé » par des revendications minoritaires, dans un monde de l’édition connu pour être majoritairement blanc.
Pour Lola Isabel Gonzalez, cette montée en puissance des relecteurs sensibles reflète l’évolution d’une partie de la société. « Je ne pense pas que j’aurais pu faire ce travail à un autre moment »dit ce correcteur, se réjouissant que le « Génération Z » remet en cause les faits établis. « Les jeunes générations comprennent l’importance d’une relecture sensible »Quand « Les générations plus âgées peuvent avoir du mal à y voir un progrès culturel »elle croit.
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